La microaventure, le voyage en bas de chez soi
Hélène Michel, Grenoble École de Management (GEM); Dominique Kreziak, Université Savoie Mont Blanc et Marielle Salvador, INSEEC School of Business & Economics
Jeudi 27 juin 2019. Les vacances ne sont plus très loin et la canicule est déjà là. À Grenoble, le thermomètre affiche 38 degrés. En tant que chercheurs, nous partons sur le terrain pour collecter des données dans le cadre d’une étude sur les transformations du territoire. Direction le sommet du mont Aiguille, en Isère pour analyser le phénomène de microaventure révélé par Alastair Humphreys. Pour cet aventurier, auteur et conférencier anglais, il s’agit d’une aventure « courte, proche de chez soi et qui s’insère dans le quotidien ». Une heure de route, quelques heures de marche et d’escalade… nous voilà à 2 000 mètres d’altitude. Nous ne sommes pas les seuls à avoir eu cette idée : pourquoi sont-ils là ? Sont-ils en congés ? Ont-ils volé un moment dans leur emploi du temps ? La conversation s’engage. Ces neuf personnes, perchées sur le haut plateau, illustrent sans s’être concertées plusieurs tendances du tourisme mondial.
Tout d’abord, elles cherchent à fuir le tourisme de masse qui envahit les sites réputés comme Barcelone et ses 32 millions de visiteurs annuels (vingt fois sa population) ou Venise qui tâche de réguler ce flux en taxant les visiteurs débarquant des bateaux de croisières ou en réglementant sévèrement les comportements. Elles ont aussi le point commun de n’avoir parcouru qu’une heure de route depuis leur domicile. Faire du tourisme sur son propre territoire, c’est la définition même du « staycation » (contraction de « to stay » pour résider et « vacation » pour vacances).
Raisons économiques, mais aussi idéologiques, dans un contexte climatique où prendre l’avion pour un oui ou pour un non n’est plus perçu d’un très bon œil – on a vu se développer en Suède depuis un an le « flygskam », qui désigne la honte émergente de prendre l’avion.
De ce groupe, aucun d’entre eux n’est en vacances. Certains ont posé une demi-journée, d’autres travaillent de nuit. Il s’agit davantage d’un mode de vie, que des chercheurs ont qualifié de touristification du quotidien : le but, insérer des temps de loisirs et vacances dans des interstices de leur emploi du temps.
Même endroit, même activité, même heure : ils sont tous venus en montagne pour enchanter leur quotidien. Pourtant, trois expériences bien différentes sont en train de se jouer.
Enchanter son quotidien en trouvant des failles temporelles
Nous rencontrons d’abord trois personnes, deux femmes et un homme, trentenaires, venus de Grenoble pour grimper, avec pour seul chargement leur sac et leurs cordes d’escalade. Ils rentreront ce soir chez eux. Leur source d’inspiration ? la carte IGN et les topos d’escalade décrivant les sites, voies et les degrés de difficultés. Le levier de motivation : l’activité avec le plaisir décuplé de l’école buissonnière, car « cela a meilleur goût en semaine ». La photo du jour ? Un sac de corde au pied de la voie comme pour dire : « Regardez ce que je fais pendant que vous bossez ! ».
Il y a chez eux une volonté d’optimiser leur journée en tirant le meilleur parti d’un planning très contraint. Cette approche implique de chasser les temps morts ou peu intéressants du quotidien, en y intercalant des activités signifiantes. Ce désir d’être performant ou accompli sur tous les plans serait le propre des nouvelles classes dominantes, dites « classes aspirationnelles ».
Au XIXe siècle, les classes sociales supérieures sont notamment composées d’oisifs qui peuvent jouir librement de leur temps, en dépensant de façon improductive et ostentatoire temps et argent. Aujourd’hui les nouvelles classes dominantes travaillent au contraire intensément pour atteindre leurs positions et manquent de temps à consacrer à leurs loisirs. Il en devient encore plus précieux, il ne faut donc en aucun cas le gaspiller.
Les individus recherchent l’accomplissement et le sentiment de progression personnelle même dans les activités de loisirs. Les expériences originales permettent de se sentir productif et efficace dans l’usage de son temps. Au matin la vie normale reprend, mais avec la dimension supplémentaire d’avoir accompli quelque chose. Cela peut ressembler à la volonté d’intégrer une heure de sport dans son emploi du temps quotidien, au prix de prouesses d’organisation.
Le rapport à la nature y rajoute une dimension supplémentaire. Ainsi, à proximité des domaines skiables, certains pratiquent le ski de randonnée de 5 à 7h le matin avant d’aller travailler. Comme s’ils avaient ajouté à leur liste de tâches quotidiennes ou hebdomadaires une ligne de plus, consacrée à une sortie nature ou une micro-évasion.
Le « staycation », nouvelle tendance touristique
Ces comportements interrogent sur les phénomènes touristiques qui se développent aujourd’hui. La recherche de rupture du quotidien est à rapprocher avec le phénomène de « staycation » qui devrait s’amplifier dans les années à venir. Il s’illustre par des pratiques alternatives, par exemple des personnes choisissant de vivre « en mode vacances » dans un mobilhome, juste à côté de leur résidence principale.
À la croisée du tourisme lent, du tourisme responsable et du tourisme créatif, le « staycation » illustre une caractéristique de la post-modernité. Le post-tourisme se définit « à partir d’une logique interne de jeu, de posture oblique et de transgression ludique (se) jouant de l’artifice, de l’inauthenticité et du pastiche assumés, du choc des contraires, voire de la provocation et même du cynisme ». Il s’agit bien là de l’homo consumericus qui serait « à l’affût d’expériences émotionnelles et de mieux-être, de qualité de vie et de santé, de marques et d’authenticité, d’immédiateté et de communication ».
Ainsi, dans le sillage de l’économie de l’expérience, le « staycation » répond à une quête d’authenticité recherchée par les touristes d’aujourd’hui, à l’instar des mouvements de « couchsurfing » (hébergement gratuit entre particuliers pour une nuit ou quelques jours), ou des « greeters » (bénévoles qui accueillent gratuitement des touristes pour leur montrer leur ville de manière personnelle et originale).
Collectionner les expériences mémorables
Sur ce même sommet, une nouvelle rencontre avec un groupe composé de deux hommes et de deux femmes, entre 25 et 40 ans. Un vigile qui travaille en horaire décalé, trois autres qui interviennent dans le tourisme sportif et profitent du calme d’avant-saison. Ils se connaissent mais sans plus, puisqu’ils sont entrés en contact sur un site qui met en relation les passionnés d’activités en plein air. Venus exprès du département voisin, ils vont dormir là-haut. Leur source d’inspiration ? Un guide des plus belles expériences à vivre qui, à renfort de belles images, sélectionne et hiérarchise des lieux et activités. Les sentant impatients, nous les laissons passer à la montée.
Nous les recroisons en haut, installés sommairement pour la nuit. Pressés de monter, ils le sont tout autant de descendre. GoPro fixée sur le casque, ils prennent beaucoup de photos d’eux en action, en plein rappel, encordés ou arrivant au sommet. Ils feront un montage pour le partager avec leur communauté.
Des professionnels du tourisme se sont lancés sur ces créneaux touristiques : Savoie Mont Blanc Tourisme proposait cet été de vivre une aventure par jour. L’industrie du livre touristique ne s’y est pas trompée non plus : les étals des librairies exposent désormais les « Les 1 001 randonnées qu’il faut avoir faites dans sa vie », ou les « 1 000 lieux à visiter avant de mourir », best-seller des ventes. Cette injonction se formalise souvent avec un chiffre symbolique (100, 1 000, 1 001) ou lié au nombre de semaines ou de jours dans l’année, et une mise en tension temporelle. Cette injonction apparaît de plus en plus tôt, par exemple avec des aventures à absolument faire avant ses 12 ans !
Il s’agit de se fabriquer des souvenirs qui entreront dans la catégorie des expériences mémorables. Finalement, vivre des expériences uniques, n’est-ce pas la promesse faite par toute bonne agence de voyage ou de ces guides ? Ce qui n’est pas sans rappeler l’injonction de posséder formulée il y a 10 ans par Jacques Séguéla (« Si à 50 ans, tu n’as de Rolex, tu as raté ta vie »). Derrière cela, l’idée sous-jacente est la recherche d’une performance à la fois physique (courir un marathon) et mentale (dépasser ses peurs, accepter la prise de risque).
D’un point de vue académique, le concept d’expérience dans le tourisme a fait l’objet de multiples recherches et est même devenu central en management du tourisme. Une expérience mémorable comprend trois dimensions clés : une dimension personnelle et psychologique liée à l’émotion, une dimension culturelle liée à l’environnement, et une dimension relationnelle. L’intensité de cette dernière sera fonction du contexte de mais également d’un élément qui viendra en définitive la rendre plus mémorable.
L’expérience touristique mémorable est donc teintée de subjectivité. Elle participe au bien-être de l’individu, à sa transformation personnelle, à un apprentissage. Nous sommes désormais dans une « économie de l’expérience » où les acteurs du tourisme s’organisent pour répondre à cette recherche par l’individu d’un authentique soi à deux pas de chez lui.
Faire de sa propre expérience un jeu
Le dernier groupe rencontré est composé de deux hommes trentenaires, collègues et amis. Infirmiers, ils profitent d’un emploi du temps décalé pour faire un « hold up », selon leur propre expression. L’un des deux, plus expérimenté, guide l’autre.
Les courses mythiques, la performance, il y a largement goûté. Cela ne l’intéresse plus vraiment. Son plaisir est de venir avec un ami pour passer la nuit en haut. Ce sont les seuls à avoir apporté une tente, les autres dorment à la belle étoile. Ils n’ont pas oublié non plus le saucisson artisanal et partagent volontiers une bonne bouteille de vin. Ils prennent le temps d’admirer, de venir discuter, de prendre le café le lendemain avant de redescendre. Même s’ils sont arrivés au sommet, leur but n’était pas de grimper en haut du mont Aiguille mais de créer un moment à part, teinté de plaisirs minuscules qui participent à rendre ce dernier exceptionnel. Il peut s’agir par exemple d’amener de la très bonne nourriture ou des objets (une guirlande pour illuminer la tente ou des verres à pied pour déguster le vin) qui deviennent totalement incongrus dans un tel lieu.
Leurs sources d’inspiration ? Des livres, podcasts et communautés sur les réseaux sociaux qui remettent l’expérience en jeu. Ces derniers proposent, par exemple, de tirer à pile ou face la direction que vous allez prendre, de vous laisser guider par une odeur dans un marché aux poissons, près d’une boulangerie, etc.
Cette démarche permet de revisiter un territoire familier en le transformant en terrain de jeu. Le philosophe Johan Huizinga qui a théorisé le jeu dans les années 1930, expliquait qu’en jouant à des jeux, on créait « des mondes temporaires au cœur du monde habituel où des règles spéciales s’appliquent ». La microaventure, offre un monde temporaire permettant d’expérimenter de nouvelles actions sans redouter des conséquences fortes. Quelle que soit l’activité ou son intensité, il existe une possibilité de repli, une échappatoire permettant de rentrer le soir, en sécurité et au chaud. Pour que le jeu fonctionne, il est indispensable d’intégrer au moins une règle ou contrainte qui fera de l’activité une véritable quête et du participant ou touriste un héros.
L’objet incongru
Dans l’émission « J’irai dormir chez vous », Antoine de Maximy visite ainsi des lieux déjà connus, mais en s’imposant la contrainte de se faire inviter à dormir chez l’habitant, au fil de rencontres souvent étonnantes. Dans « Nus et culottés » Nans et Mouts commencent leur périple (faire griller des chamallows sur un volcan ou aller dormir au sommet du mont Aiguille) à des centaines de kilomètres de l’objectif… et entièrement nus !
Dans l’approche narrative, le schéma actanciel définit les rôles et relations et souligne l’importance de l’adjuvant, ce personnage ou objet que le héros mobilise pour accomplir sa quête. Ainsi la sensorialité du moment peut être amplifiée par des objets utilisés hors de leur contexte habituel de consommation afin de servir, non seulement la création d’une expérience unique, mais aussi une esthétisation du lieu pour alimenter le caractère exceptionnel du moment. Par exemple, apporter des verres à pied pour déguster du bon vin, illuminer la tente d’une guirlande. Cette expérience devient aventure fabuleuse puisqu’invraisemblable de par cet objet devenu incongru.
Le tourisme comme expérience créative est apparu dans les années 1990 dans les pays anglo-saxons comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou le Canada. Il s’agit d’un « un tourisme qui offre aux touristes l’opportunité de développer leur potentiel créatif à travers la participation active à des cours ou des expériences d’apprentissage caractéristiques de la destination qu’ils visitent ».
Même si chaque pays semble avoir une définition différente du tourisme créatif, il existe des traits communs : participation active, expériences authentiques, développement du potentiel créatif et développement des compétences imaginées à partir de moments de la vie quotidienne.
Avec la pratique apparaissent les dérives : certains imagineront des règles du jeu de plus en plus dangereux, d’autres chercheront des défis en recourant à des objets de plus en plus incongrus, tel ce Britannique ayant emmené, puis abandonné un rameur au sommet du Mont Blanc. Comment dès lors accompagner la microaventure tout en respectant et valorisant le territoire ?
Des machines à voyager… sans partir loin
« Les vacances, c’est d’abord trouver un ailleurs », souligne le sociologue Jean‑Didier Urbain. Ce nouvel univers peut se créer par un simple changement d’habitudes, une désynchronisation de la vie quotidienne : « adopter des modes de vie différents, en se levant tard, en pique-niquant dans le jardin ou même porter des vêtements plus détendus ». L’objet incongru devient alors un moyen de cette désynchronisation. Au-delà d’aider à vivre et ressentir l’expérience en l’orientant et l’amplifiant, cet objet peut aussi servir à ancrer le souvenir en laissant une trace.
Dans le Grand Canyon, Elyssa Shalla, garde du parc, a mené en 2018 une expérimentation. Elle a installé une vieille machine à écrire à un point de vue accessible, après dix kilomètres de randonnée « pour voir ce qui se passerait… ». Elle avait mis la note suivante : « Cher randonneur, bienvenue au point de vue du plateau. Vous avez fait un long chemin. Asseyez-vous un moment et relaxez-vous. Regardez tout autour de vous. Qu’est-ce que cela représente pour vous ? »
En trois jours, 76 messages ont été récoltés. La conclusion d’Elyssa Shalla : « Nous devons créer plus d’opportunités pour que les gens s’arrêtent, pensent et ressentent en même temps, puis leur donner un moyen de partager leur expérience ». Cette expérience frugale, ponctuelle permettait au randonneur d’interagir et de contribuer en laissant une trace. Elle se cantonnait à un lieu unique, un seul point de vue, sur un lieu déjà extrêmement renommé et fréquenté. En l’état la reproductibilité de l’expérience et la valorisation du matériau collecté étaient limitées.
Comment, à partir de cette expérience, imaginer un dispositif mobile qui génère de l’acuité sur des lieux moins connus ou fréquentés, pour renouveler le regard sur l’expérience et incarner la microaventure ? Des propositions émergent. Parmi elles, le Fabularium. Ce dispositif pensé par des chercheurs et microaventuriers des Alpes se présente comme un bureau mobile démontable et transportable à dos d’homme, tels les colporteurs d’autrefois emportant marchandises et histoires d’une vallée à l’autre. Il peut être disposé dans des lieux étonnants (au sommet d’une montagne, les pieds dans l’eau, sous la neige). Une fois monté, ce bureau devient un « objet spectaculaire », amplificateur de l’expérience. Le design a ainsi été imaginé pour figurer une machine à voyager, rendant sa présence intrigante pour les personnes le croisant sur leur chemin.
Enfin, il s’agit d’un laboratoire « grandeur nature » permettant de collecter des données de recherche, les personnes utilisant une machine à écrire pour donner corps à leur expérience, puis postant leurs lettres dans une boîte prévue à cet effet. Ces données serviront à mieux comprendre le phénomène de microaventure, la nature de l’expérience vécue sur différents territoires et les motivations des participants.
Simultanément, nous analyserons le rôle d’un objet intermédiaire, voire spectaculaire, dans le changement d’attribution d’un espace (par exemple en le comparant à l’introduction des pianos ou des machines à histoire dans les gares). Les résultats de cette étude serviront aux acteurs du territoire (tourisme, mobilité, etc.) dans leurs stratégies d’aménagement et de valorisation.
Hélène Michel, Enseignant-Chercheur – Gamification & Innovation, Grenoble École de Management (GEM); Dominique Kreziak, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Savoie Mont Blanc et Marielle Salvador, Enseignant chercheur, comportement du consommateur, marketing de l’alimentation, INSEEC School of Business & Economics
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.