Penser aux animaux tués que nous mangeons conduit de plus en plus de personnes à s’interroger sur la justesse de consommer des protéines animales. Cela repose en général sur un sentiment de culpabilité bien plus fort que des considérations diététiques sur les méfaits d’un excès de viande ou des enjeux environnementaux en termes de pollution ou d’utilisation efficace de surfaces agricoles limitées.

Il est bien plus rare de percevoir autant de culpabilité à l’égard des légumes que nous mangeons. Manque de sensibilité ou inconsciemment, sujet écarté, car conduisant dans une impasse. Donc il parait plus simple de considérer, sans autre discussion, comme légitime le fait de les manger !
Mais prenez conscience, un instant, de ce qui se passe. Le végétal cueilli, coupé, râpé, ébouillanté, mastiqué pour finir dans le bain d’acide chlorhydrique de notre estomac ! Cruel, violent, non ?

Et que dire des végétaux mangés vivants qui vont rendre l’âme au cours de la mastication ; c’est bien le cas, non seulement des graines germées, mais de tous les légumes crus ayant encore cette énergie vitale que nous recherchons justement en priorité. Ce n’est guère différent que de mastiquer une huitre vivante ce qui rebute pas mal de personnes !

Sans adopter une attitude strictement végétarienne, certaines personnes vont, au minimum, prendre en compte le bien-être animal. Là aussi, il sera bien plus rare de transposer une telle éthique au monde végétal ! Et pourtant, observez cet univers concentrationnaire que représente un champ de carottes qui n’a rien de naturel, de spontané !!! Même bio, fertilisants, produits divers et autres soins… pour les manger comme on engraisse un porc…

Avec une dose de sentimentalisme, voire de sensiblerie, pour réduire cette culpabilité liée à la consommation des animaux, faut-il devenir végétarien, et pour prendre en compte le sacrifice des végétaux, faut-il tenter de se nourrir de prâna, prouesse possible à en croire bien des témoignages au cours de l’histoire ? Cette perspective parait d’autant plus séduisante, aux yeux de certains, qu’elle est synonyme de pureté, qu’elle s’inscrit dans une démarche spirituelle nous affranchissant d’une matière considérée comme dégradante.

En pratique nous voilà face à une terrible dilemme : ne plus manger ou se pendre !

Dans de telles impasses, j’ai toujours en réserve la perspective d’une solution en recourant à l’inversion de regard. Tentons de l’appliquer ici !

1. Notre place dans la nature
Abandonner le positionnement de prédateur, extérieur à une nature qu’il consomme, dont il use et abuse pour satisfaire ses « besoins » au sens large du terme. Le simple terme « d’environnement » est, oh combien, éloquent à cet égard !
Changer de regard pour se considérer comme faisant intimement partie de la nature, comme un maillon au même titre que les autres êtres vivants obéissant à des mécanismes « naturels ». Cela conduit à s’interroger sur la manière la plus juste de les prendre en compte dans le respect du Vivant
a. Le cycle des mangeurs-mangés
Il est donc normal de se trouver dans cette redoutable chaîne nous amenant à manger et à être mangé (au propre et au figuré) ; il nous reste à l’assumer en conscience et respect. Le plus bel éclairage que je connaisse apporté sur ce sujet est apporté par Khalil Gibran. Voir texte ici : https://www.nature-passionnement.com/facon-de-manger-de-boire/
b. La générosité
Faisant partie de la nature, il y une seconde loi, (il n’y a en fait pas de loi qui s’imposerait au vivant ; parlons plutôt de caractéristique) la générosité de la vie qui met tant de ressources à notre disposition (même si cela nous occasionne souvent un peu de travail. Accompagner avec humilité le développement de la vie tel que le jardinier peut l’expérimenter) Humilité en tant qu’accompagnateur de la vie ; la seule fierté est d’y participer ! Tant de fruits sur mon pommier, tant de glands sur un chêne, de noisettes dans la forêt ! Tant d’aliments pouvant nous nourrir !
c. La place faite au plaisir
Il y a encore une autre caractéristique du vivant, c’est le plaisir qu’il semble prendre tout simplement à être vivant, rendant futiles bien des interrogations métaphysiques. Le Vivant explore ainsi, dans cette dynamique, toutes les combinaisons possibles à l’intérieur d’une incroyable « toile » qui met en relation tous les éléments de la création, en ne s’arrêtant pas à nos catégories d’êtres vivants ou pas. Khalil Gibran, encore lui, nous pose cette question qui inverse notre regard habituel :
N’oubliez pas que la terre prend plaisir à sentir vos pieds nus
et que les vents aspirent à jouer avec vos cheveux.
Poète-shaman, Henri Gougaud se place également dans cette nouvelle perspective
Et si la terre, l’océan, les arbres, les montagnes
nous aimaient plus que nous ne les aimons ?
Avez-vous pensé à cela ?
Et si ce que nous appelons, avec un aveuglement misérable, notre environnement ,
toute cette vie qui est là, partout,
n’espérait de nous qu’un signe, fut-il de vermisseau,
pour que commence enfin, non pas l’apocalypse redoutée,
mais une inimaginable fête de retrouvailles ?
Pressentir que la création à travers ses éléments nous aimerait davantage que nous l’aimons.
Générosité et plaisir conduisent à penser que la reproduction intervient de manière secondaire dans les stratégies des êtres vivants. La place première semble être faite au plaisir pour le plaisir.
Voyez l’incroyable quantité de graines, de fruits qui sont produits. Or, à population constante, un seul gland donnera un chêne durant toute la vie de celui-ci. Tous les autres sont offerts comme nourriture aux animaux et micro-organismes de l’humus
d. Le cycle du donner-recevoir
La place de la nourriture, la générosité, le plaisir partagé, nous conduisent à relever une autre caractéristique : le donner-recevoir qui n’a de sens, ne peut fonctionner que s’il y a aussi l’acceptation du cadeau reçu. Rien de plus offensant que de refuser un cadeau ou de s’en débarrasser. Non seulement accepter mais apprécier le cadeau même s’il ne correspond pas à nos attentes. Humilité là aussi. Qui sommes-nous pour penser « avoir droit » à quelque chose ! Alors, ce qui est reçu devient vraiment un cadeau de la vie. Même si un jour le cadeau prend la forme d’une invitation pour un repas au MacDo !
Alors pour la carotte, ne parlons pas de ce qu’elle pense en étant mangée, mais considérons que c’est la vie qui a plaisir à nous offrir la carotte ou un poulet ! Et avec cette dynamique, la carotte elle-même pourrait bien y trouver du plaisir sachant qu’elle finira par pourrir ou par être mangée. Se retrouver ainsi au cœur de nos cellules est peut être une perspective glorifiante pour participer sous cette forme à la poursuite de la vie en se retrouvant au cœur de nos cellules !!!

2. Notre cheminement spirituel
L’homme se trouve à la jonction de deux univers. Cela se trouve évoqué dans la plupart des cosmogonies qui s’appuient sur des mythes fondateurs riches de concepts, symboles et paradoxes communs.
Voyons les termes explicites utilisés selon la Bible dans le livre de la Genèse. Elohim forma « ha-adam, poussière de « ha-adama » : ha-adam, c’est « l’homme », littéralement « le terreux, le glaiseux » ; ha-adama c’est « la terre », « la glaise ». Ensuite Elohim l’anima de son souffle.
Le recherche spirituelle peut s’inscrire dans cette nostalgie de nos origines divines, d’un Paradis perdu, d’un âge d’or. Un tel sentiment d’exil une fois identifié, que pouvons nous en faire ? S’obstiner à retrouver nos origines en privilégiant états modifiés de conscience et autres expériences spirituelles en rejetant cette matière méprisable, dégradante, impure dont nous sommes pétris ? Ou rechercher une autre voie qui nous inviterait, tout en s’appuyant sur cette filiation divine, à nous interroger sur notre véritable vocation. Ne serions-nous pas des êtres spirituels ayant l’opportunité de vivre une expérience dans la matière ! Et ça change tout ! Pour la vivre, nous avons notre capacité d’attention, notre conscience qui permettent de vivifier le pont entre ces deux univers. Ni ange, ni bête !
La nourriture comme la reproduction trouvent alors toute leur place au sein de cette aventure. A nous à la vivre respectueusement, avec gratitude, avec la conscience du privilège qui nous est donné, avec la responsabilité qui en découle, d’être des témoins du monde spirituel, des intermédiaires invitant à réconcilier ces deux univers, Comprendre que nous tenons là le sens de notre vie va nous conduire à considérer cette étrange aventure comme une opportunité et un défi pour atteindre ce merveilleux sentiment d’accomplissement qui est à la source du bonheur, de la paix intérieure.

En pratique
Vous avez là quelques éclairages pour nourrir votre réflexion afin de faire émerger la vision qui vous parait la plus juste, maintenant, en fonction de votre cheminement personnel. Considérer aussi que ce n’est là qu’une étape : rester à l’écoute de votre corps, de vos réflexions, de vos intuitions pour accepter l’inconfort d’une remise en cause avec de nouvelles inflexions qui pourraient, un jour, s’imposer.

Postface
Et pour élargir encore le regard à porter sur ces mystères, je discerne l’essentiel, à savoir le sens que je donne à mes moindres actions, l’attention que je porte à mes gestes quotidiens, dans le secret de mon cœur, pour concilier mon existence particulière et cette intime unité avec la Vie, redoutable et imprévisible, à l’œuvre dans tout l’univers ! La vague et l’océan ! Et si c’était la vague qui contenait l’océan ?

By Gerard